Derrière la porte
par David Lynch

À Cannes, le réalisateur de "Blue Velvet" et de "Sailor et Lula" a levé - un peu - le voile sur sa manière de travailler. À quelques jours de la sortie de "Twin Peaks, le film", voyage en pays lynchien...

C'était dans un restaurant de Los Angeles, au croisement de Laurel Canyon et Ventura Boulevard, je déjeunais avec Mark Frost (coproducteur de "Twin Peaks") et il me proposa d'écrire une série pour la télévision. Je me souviens avoir eu alors cette première image qui a constitué le véritable point de départ de "Twin Peaks". Il s'agissait d'une fille sortant de sa chambre par la fenêtre, au milieu de la nuit, pour aller retrouver quelqu'un qu'elle connaissait à peine, mais à qui elle devait absolument parler. Ensuite est venue l'image d'une femme morte, puis celle d'un détective... Voilà comment tout a commencé.

J'aime énormément l'univers de "Twin Peaks", je m'y sens à l'aise et il stimule beaucoup ma créativité. Cela étant, lorsqu'il a fallu écrire le film, nous avons dû tout construire. Ce n'est pas parce qu'on a déjà un décor et des personnages qu'on tient un scénario. Pour écrire le script du film, Bob (Robert Engels, coscénariste avec Lynch) venait, chaque jour chez moi, avec son ordinateur. On s'asseyait à une table et on se mettait à parler. Au début, comme toujours, on avançait de façon très désordonnée, essayant toutes sortes de directions. Et puis, peu à peu, certaines formes sont apparues avec de plus en plus de consistance. En fait, l'écriture est un processus très abstrait qu'il m'est difficile de définir. On a simplement ce sentiment que des choses qui, jusque-là, restaient cachées, vous apparaissent soudainement.

Je porte toujours sur moi un petit carnet sur lequel je note mes idées au fur et à mesure qu'elles me viennent (il sort de sa poche un minuscule bloc-notes blanc. Sur chaque page, cinq ou six mots, parfois un seul, sont inscrits à l'encre rouge). Telles qu'elles sont formulées, ces idées ne vous diraient rien, mais pour moi, c'est essentiel, car si je ne les notais pas, je les oublierais toutes. Il faut toujours rester à l'écoute de ce que l'on ressent dans la vie de tous les jours. En revanche, mes rêves ne m'intéressent pas beaucoup. Ils me touchent parfois par la façon dont ils se dessinent, par ce sentiment de liberté et de flottement qu'ils peuvent donner. Mais très franchement, leur contenu ne m'inspirent pas. Mes rêves sont les mêmes que ceux de n'importe qui.

Je crois qu'il existe deux niveaux de conscience lorsqu'on travaille sur un film. Le premier se situe à un niveau très rationnel où l'on peut aisément avancer avec des mots. Le second, en revanche, ne laisse aucune place aux mots. C'est comme s'il vous fallait décrire un merveilleux morceau de musique. À moins d'être un poète de génie, c'est impossible. Pour un film, c'est pareil. Vous accédez à un premier niveau de conscience à l'écriture du scénario. Ensuite, sur le tournage, il vous faut passer au deuxième niveau et cela n'est possible que de manière intuitive. Vous savez ce que vous êtes en train de faire, mais vous n'êtes plus capable de l'expliquer. À cet instant, il est beaucoup plus difficile d'argumenter et même de communiquer avec les autres. Vous êtes seul, face à des images et des sons. Cela ne signifie pas que vous abandonniez complètement le premier niveau mais que vous vous en serviez seulement comme un tremplin pour accéder au deuxième.

Il est vrai qu'il est beaucoup question de drogue dans "Twin Peaks". Pourquoi? Je ne le sais pas exactement. Laura Palmer est une collégienne innocente et joyeuse et, en même temps, une fille qui connait de très gros problèmes personnels. La drogue est sa manière de réagir. C'est à la fois aussi simple et aussi compliqué que ça. La drogue fait partie de son monde, voilà tout. Pour ma part, je n'ai jamais essayé de drogues dures. Quand mes amis m'en parlent, ils me disent toujours : "N'en prends pas David, surtout n'en prends pas". Ils me disent toujours ça avec beaucoup de gentillesse. Je les écoute.

Si j'estime avoir progressé au cours de ces dernières années, c'est essentiellement au niveau du mélange de la musique et du son. Il faut dire qu'existe aujourd'hui un équipement technique d'une telle qualité qu'il est désormais possible d'être beaucoup plus précis et beaucoup plus fidèle à ce qu'on a en tête. Par contre, je ne suis pas vraiment sûr d'avoir progressé au niveau des thèmes. Si je fais du cinéma, c'est tout simplement parce que j'ai des visions que j'ai envie de transposer sur un écran. C'est un désir très fort de marier l'image au son. Lorsque j'y parviens, j'en éprouve un véritable frisson. En vérité, je ne suis pas sûr de chercher autre chose que ce frisson. D'ailleurs, une fois que je l'ai ressenti, je m'arrête. Mon désir est assouvi.
Chaque film est, pour moi, différent. Je ne crois pas qu'il existe, entre eux, un lien ou une progression. Le prochain, par exemple, sera une comédie d'un genre complètement stupide et infantile. Rien à voir avec "Twin Peaks". Avec l'expérience, on accède à un niveau de connaissance supérieur, on maîtrise mieux les choses, on va plus vite, on a moins l'impression de tâtonner. Je n'ai pas pour autant le sentiment de perdre mon innocence au fur et à mesure que je fais des films. Il y a tellement d'innocence en chacun de nous que celle-ci est pratiquement inépuisable.

PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE D'YVOIRE ET LAURENT TIRARD.
Studio, Juin 1992.